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soprano solo, flûtes (en do et en sol), hautbois, clarinette en si bémol, clarinette basse, basson, 2 cors, piano, 5 violons I, 4 violons II, 3 altos, 2 violoncelles et contrebasse

Commande: SMCQ, avec l’aide du CAC

Création: 6 mars 2002, MusiMars 2002: Les ailes du désir, Salle Pollack — Pavillon Strathcona — Université McGill, Montréal (Québec)

À Marie-Danielle Parent

Les 24 sonnets de Louise Labé, bien qu’ils traitent essentiellement des mêmes thèmes, ne comportent aucun lien entre eux et sont complets en eux-mêmes; on les apprécie, un à un, comme de véritables joyaux miniatures de 14 vers en décasyllabes.

Mais, à la lecture, j’ai senti qu’il était possible de relier certains sonnets et ainsi créer une suite. L’idée de composer une «nuit» en 7 tableaux m’est alors apparue comme une structure dramatique appropriée (réalisée par une certaine logique d’enchaînement) pour supporter toute l’expression musicale. Pour cette «mise en scène», j’ai alors choisi les sonnets qui, lorsqu’enchaînés, nous montrent une femme qui s’adresse d’abord à Vénus pour lui «crier son mal toute la nuit», est déchirée par des tourments extrêmes, subit l’indifférence amoureuse, confie son désespoir à son luth, aspire au sommeil pour vivre l’amour en songe, échange passionnément des baisers (toujours en songe?), pour finalement implorer la venue du Soleil et le retour de l’amant.

Quant à la musique, j’ai fait appel à une très large palette expressive pour m’approcher le plus près possible du désir amoureux. Louise Labé: 2 L, les L du désir!

Notes sur Louise Labé (vers 1524-1566)

Fille d’un riche cordier, Louise Labé bénéficie d’une éducation moderne inspirée des idées italiennes. Elle sait le latin, l’italien, l’espagnol, la musique; excellente cavalière, elle s’est initiée aux métiers des armes et participe à des tournois. Elle crée l’un des premiers salons littéraires. On ne sait rien de ses amours, hormis sa passion pour Olivier de Magny. Elle est l’une des premières à revendiquer le droit des femmes à la création littéraire.

«Cette œuvre si brève (…) est originale par la violence qu’elle imprime à la rhétorique amoureuse traditionnelle en lui faisant subir un retournement délibéré: c’est l’homme qui devient l’objet érotique dont on détaille les charmes, c’est la femme qui assume le rôle favori du sujet de l’énonciation dans le pétrarquisme, à savoir la souffrance du désir. […]Chez Louise Labé, la femme n’est à aucun degré la maîtresse insensible: amante plutôt qu’aimée, c’est elle qui souffre, c’est-à-dire que c’est elle qui désire et qui organise le rituel érotique. Le retournement n’est cependant pas complet: la cruauté de l’aimé n’est pas faite de froideur, mais de légèreté (…) Appropriation du désir, appropriation de la fureur poétique: les vers de Louise Labé portent la trace de cette double ambition»

(Anne Berthelot et François Cornilliat, Littérature Moyen-Âge/XVIe siècle, Nathan, Paris, 1988).

1.

Clere Venus, qui erres par les Cieus,
Entens ma voix qui en pleins chantera,
Tant que ta face au haut du Ciel luira,
Son long travail et souci ennuieus.

Mon oeil veillant s’atendrira bien mieus,
Et plus de pleurs te voyant getera.
Mieus mon lit mol de larmes baignera,
De ses travaus voyant témoins tes yeus.

Donq des humains sont les lassez esprits
De dous repos et de sommeil espris.
J’endure mal tant que le Soleil luit:

Et quand je suis quasi toute cassee,
Et que me suis mise en mon lit lassee,
Crier me faut mon mal toute la nuit.

2

Je vis, je meurs: je me brule et me noye.
J’ay chaut estreme en endurant froidure:
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ay grans ennuis entremeslez de joye:

Tout un coup je ris et je larmoye,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure:
Mon bien s’en va, et jamais il dure:
Tout en un coup je seiche et je verdoye.

Ainsi Amour inconstamment me meine:
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me treuve hors de peine.

Puis quand je croy ma joye estre certeine,
Et estre au haut de mon desiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

3

O beaus yeus bruns, ô regars destournez,
O chaus soupirs, ô larmes espandues,
O noires nuits vainement atendues,
O jours luisans vainement retournez:

O tristes pleins, ô desirs obstinez,
O tems perdu, ô peines despendues,
O mile morts en mile rets tendues,
O pires maus contre moy destinez.

O ris, ô front, cheveus, bras, mains et doits:
O lut pleintif, viole, archet et vois:
Tant de flambeaus pour ardre une femmelle!

De toy me plein, que tant de feus portant,
En tant d’endrois d’iceus mon cœur tatant,
N’en est sur toy volé quelque estincelle.

4.

Lut, compagnon de ma calamité
De mes soupirs témoin irreprochable,
De mes ennuis controlleur veritable,
Tu as souvent avec moy lamenté:

Et tant le pleur piteus t’a molesté
Que commençant quelque son delectable,
Tu le rendois tout soudein lamentable,
Feingnant le ton que plein avoit chanté.

Et si te veus efforcer au contraire,
Tu te destens et si me contreins taire:
Mais me voyant tendrement soupirer,

Donnant faveur à ma tant triste pleinte:
En mes ennuis me plaire suis contreinte,

5.

Tout aussi tot que je commence à prendre
Dens le mol lit le repos desiré,
Mon triste esprit hors de moy retiré
S’en va vers toy incontinent se rendre.

Lors m’est avis que dedens mon sein tendre
Je tiens le bien, où j’ay tant aspiré,
Et pour lequel j’ay si haut souspiré,
Que de sanglots ay souvent cuidé fendre.

O dous sommeil, o nuit à moy heureuse!
Plaisant repos, plein de tranquilité,
Continuez toutes les nuiz mon songe:

Et si jamais ma povre ame amoureuse
Ne doit avoir de bien en verité,
Faites au moins qu’elle en ait en mensonge.
Et d’un dous mal douce fin esperer.

6

Baise m’encor, rebaise moy et baise:
Donne m’en un de tes plus savoureus,
Donne m’en un de tes plus amoureus:
Je t’en rendray quatre plus chaus que braise.

Las, te pleins tu? ça que ce mal j’apaise,
En t’en donnant dix autres doucereus.
Ainsi meslans nos baisers tant heureus
Jouissons nous l’un de I’autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra.
Chacun en soy et son ami vivra.
Permets m’Amour penser quelque folie:

Tousjours suis mal, vivant discrettement,
Et ne me puis donner contentement,
Si hors de moy ne fay quelque saillie.

7

Pour le retour du Soleil honorer,
Le Zephir, l’air serein lui apareille:
Et du sommeil l’eau et la terre esveille,
Qui les gardoit l’une de murmurer,

En dous coulant, I’autre de se parer
De mainte fleur de couleur nompareille.
Ja les oiseaus es arbres font merveille,
Et aus passans font l’ennui moderer:

Les Nynfes ja en mile jeus s’esbatent
Au cler de Lune, et dansans l’herbe abatent:
Veus tu Zephir de ton heur me donner,

Et que par toy toute me renouvelle?
Fay mon Soleil devers moy retourner,
Et tu verras s’il ne me rend plus belle.

[ix-15]

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