Mot de Walter Boudreau

(Codirecteur artistique, Symphonie du millénaire)

Quelque 35 années auront passé depuis qu’un certain dimanche matin printanier de 1965, alors que j’étais juché à mes risques et périls sur le flanc est du Mont-Royal, contemplant le magnifique panorama de Montréal qui s’éveillait tout doucement aux sons de ses mille et un clochers, j’ai imaginé une sorte de méga-symphonie qui mêlerait aux riches sonorités des cloches une musique originale, jouée en direct par des centaines de musiciens disposés stratégiquement sur la montagne et près des clochers.

J’avais été frappé par «l’espace» que ces volées de cloches occupaient, un espace énorme si on le compare à celui d’une salle de concert, voire à celui de tout amphithéâtre, si grand soit-il, construit par la main de l’homme. En cette matinée dominicale, cette ville, habituellement si bruyante, si fourmillante d’activités, était étonnamment silencieuse. Le contraste était saisissant.

Dans ce silence (relatif), les perspectives sonores et les différents plans de profondeur se trouvaient soulignés de façon dramatique. Je pouvais distinguer et évaluer grossièrement la distance qui me séparait des clochers, mesurant l’ampleur de l’espace dans lequel je me trouvais. Agissant comme des balises ou des phares acoustiques, les clochers, de par l’intensité de leurs signaux sonores et leur direction, me révélaient un espace inédit, puissant.

Quelle expérience!

Pris par ce vertige, j’avais alors imaginé des grandes sonneries de cuivres répondant aux appels des cloches, des vagues énormes d’instruments à vent et à cordes tournoyant comme d’immenses maelströms au-dessus de nos têtes, des voix d’hommes, de femmes et d’enfants que le vent emporterait aux quatre coins de la ville, nourris et transportés par les crescendi des percussions et le battement des tambours! J’entendais le ressac des cloches dans un mouvement de va-et-vient continu, ponctué de titanesques unissons orchestraux alternant avec des pétarades de contrepoints kaléidoscopiques… Bref, j’étais aux anges!

Mais comment diable organiser tout ça?!

Il me fallait trouver une solution de compromis qui donnerait à chaque auditeur l’illusion d’être le seul à occuper ma place (mon «perchoir» à flanc de montagne), lui permettant ainsi de goûter à toutes les subtilités sonores qu’il m’était donné d’entendre en ce lieu et à ce moment précis.

Mon esprit s’emballait. Nous allions devoir faire appel à une amplification monstrueuse, engager des centaines de musiciens, élaborer des horaires de répétition ultra compliqués, répertorier les clochers, assigner un technicien du son et un opérateur à chacun d’eux, vérifier la hauteur des notes, la fiabilité et l’état des mécanismes, nous assurer de la présence de la radio et de la télévision, barricader certaines rues, assurer un service d’ordre, prévoir des toilettes et des services médicaux, … Et ce n’était pas tout, d’autres questions surgissaient! Quelle forme donner à la partition, où faire répéter autant de musiciens, comment communiquer efficacement avec tous ces intervenants? Et surtout, surtout! Comment financer une telle entreprise!?

En somme, les problèmes ne faisaient que commencer…

Pour la synchronisation des volées de cloches, il n’y avait pas de véritable problème puisque les églises sonnent la messe de six heures à six heures! Donc, à quelques poussières près, en même temps. Il suffisait tout simplement de synchroniser les montres et hop! au signal, tout partait.

Mais comment synchroniser des musiciens installés à des kilomètres les uns des autres? (Il faut se rappeler qu’en 1965 l’informatique et la téléphonie sans fil en étaient encore à l’ère Jurassique!). Des kilomètres et des kilomètres de filage électrique seraient requis pour les microphones placés devant chacune des scènes et des clochers, des appariteurs et techniciens nécessaires dans tous les lieux, sans oublier les problèmes de délai!

Puisque le son se déplace à environ 1170 pieds à la seconde, cela implique, par exemple, que la musique produite par un ensemble A, séparé d’un ensemble B par une distance de 3510 pieds, mette 3 secondes à l’atteindre, qu’il y a donc un délai de trois secondes entre les deux ensembles. Multipliez le tout par 10 ou 15 ensembles en interaction et vous obtenez un CAUCHEMAR grand format! Mes «titanesques» unissons venaient d’en prendre un sérieux coup…

Craignant à juste titre pour mon équilibre psychologique, et à la lumière des obstacles envisagés (il y en aurait bien d’autres), je me suis donc donné quelques années de réflexion, histoire de donner à la technologie le temps de se développer, tout en me disant qu’après tout «Rome ne s’est pas faite en un jour…».

En 1997, lorsque le Conseil québécois de la musique a demandé aux compositeurs de soumettre des idées pour souligner le passage du millénaire, il m’est apparu évident que le temps était venu de réveiller ce «monstre utopique» qui dormait paisiblement dans mes tiroirs depuis de nombreuses années.

En résumé — et je vous fais grâce des méandres de la cuisine interne et des nombreuses révisions du projet —, voici comment, après la formation d’une équipe embryonnaire, nous en sommes progressivement venus à l’idée de planter la Symphonie du millénaire sur le site de l’Oratoire Saint-Joseph. Du Mont-Royal (trop difficile d’accès), nous sommes descendus au Parc Lafontaine; du Parc Lafontaine, une «parade» de chars allégoriques (des scènes mobiles, remplies de musiciens, puisque les montréalais raffolent des parades…) s’est ajoutée, empruntant la rue Sherbrooke en direction du Stade Olympique (3,5 kilomètres); du Stade Olympique (trop grand et trop cher), nous sommes revenus au Parc Lafontaine, pour repartir de plus belle vers l’esplanade (trop petite) de la Place des Arts, empruntant cette fois les rues du centre-ville (2 kilomètres); de la Place des Arts, nous sommes à nouveau revenus au Parc Lafontaine, pour encore repartir, enfin! vers l’Oratoire Saint-Joseph (7 kilomètres, parcours trop long).

Eurêka! Contemplant d’en bas et dans toute sa splendeur ce bijou inestimable du patrimoine architectural montréalais, nous tenions enfin notre site! Fini la parade! On pourrait facilement y réunir de 25 000 à 30 000 spectateurs, entourés de toute part par des centaines de musiciens «amplifiés» et répartis sur des scènes aménagées sur tout le site. Grâce à l’informatique les clochers seraient préenregistrés et virtuellement présents sur les lieux. Le son pourrait tourner dans toutes les directions et les problèmes de délai, quoique réels, surmontables. De plus, on pourrait offrir au public de participer à ce gigantesque événement en lui procurant des clochettes qu’il pourrait agiter à des moments précis de l’œuvre. Accès facile, beauté des lieux, participation de tous, notre cauchemar prenait fin — du moins celui de sa conception virtuelle… car un autre commençait.

Une fois le projet accepté par le CQM et le site trouvé, ne fallait-il pas un producteur! Qui allait accepter le défi de financer un tel projet?! C’est alors que je me suis tourné vers «mon» directeur général à la SMCQ, Michel Duchesneau… qui m’a tout simplement répondu: «Walter, on va le faire!» La machine était lancée. Sans sa furieuse détermination, ce projet n’aurait jamais pu se réaliser. Je tiens ici à l’en remercier particulièrement, ainsi que Suzanne Samson, son adjointe et la directrice des communications, qui a su assurer, par un travail acharné et convaincu, toute la couverture médiatique nécessaire à un projet de cette envergure.

En terminant, je voudrais rappeler que cette symphonie ne pouvait être l’œuvre d’un seul homme. La vie étant trop courte pour arriver à un tel résultat dans un si bref délai, j’ai donc fait appel à 18 de mes camarades compositeurs. Ils ont relevé ce défi, unique dans l’histoire de la musique, de composer collectivement une œuvre d’une durée de plus de 90 minutes, faisant appel à près de 350 musiciens, au grand orgue et au carillon de l’Oratoire, à 15 clochers, à deux camions de pompiers, ainsi qu’à 2000 carillonneurs! Grand merci à tous.

Un merci tout spécial à mon camarade compositeur Denys Bouliane, qui a immédiatement compris l’intérêt du projet, et qui a accepté d’en partager la direction artistique avec moi. Sans lui, cette aventure n’aurait jamais vu le jour.

Walter Boudreau

Mot de Denys Bouliane

(Codirecteur artistique, Symphonie du millénaire)

Du rêve à la réalité…

L’an de grâce 1997, la fin du millénaire approche… Dans le milieu musical, une belle fièvre nous anime. Fascination pour les grandeurs et les misères du siècle s’achevant, interrogations, besoin d’analyser, de comprendre le sens des faits bruts, d’en dégager les lignes de force. Projets de rétrospectives, idées d’évènements thématiques, afin de marquer ce passage qui s’annonce. Pour les artisans de la création musicale, occasion de s’interroger sur leur art, sur sa portée dans la société. Mais également désir de rappeler et d’affirmer sa présence, voire sa nécessité…

C’est alors que Walter Boudreau m’a parlé de son vieux rêve… Une symphonie pour toute une ville, avec ses clochers, avec tous ses musiciens. Projet qui m’a d’emblée fasciné par sa démesure, mais aussi parce qu’il m’apparaissait être ce véritable catalyseur des forces créatrices que nous recherchions. N’était-ce pas là l’occasion rêvée d’ancrer de façon symbolique la création musicale québécoise dans son «habitat culturel»!

Mais comment allait-il être possible de réunir toutes ces forces créatrices, d’organiser les collaborations nécessaires à l’accomplissement d’une telle œuvre, et sans qu’elle ne tombe dans l’incohérence? Comment réunir physiquement et, surtout, musicalement tant d’intervenants, autour de quel fil conducteur, selon quel mode d’action, quel protocole?

Après moult rencontres et discussions avec des compositeurs, interprètes et artisans du milieu, nous sommes parvenus à obtenir l’assentiment d’un très grand nombre d’entre eux. Il faut les remercier de nous avoir accordé, à Walter et à moi, non seulement une oreille attentive, mais encore de nous avoir fait confiance à un moment où nous étions loin d’avoir évalué le degré de difficulté d’un tel projet.

Rappelons quelques faits: Dix-neuf compositeurs, quinze groupes musicaux, quinze clochers de partout à travers la ville de Montréal, le tout formant un effectif de près de 350 musiciens — auxquels il faut ajouter les deux mille sonneurs de cloches. Et tout ce joli monde pour une œuvre collective d’une durée de quatre-vingt dix minutes!

A la fin de 1997 et au cours de l’année 1998, plusieurs structures de coordination et de gestion ont été envisagées et étudiées. Pendant des mois, des devis, des plans, des esquisses, des schémas de toutes sortes fusèrent, le tout se précipitant au moment où la SMCQ accepta l’énorme défi de produire cet événement. Une équipe pluridisciplinaire fut alors formée — avec ses directeurs, ses coordonnateurs, ses collaborateurs — pour s’occuper des questions de financement, de communications, de logistique, d’aménagement du site, de techniques de sonorisation, d’éclairage, de synchronisation, de scénographie, etc.

Tant et si bien que Walter et moi avons pu, dès 1999, nous mettre au travail et commencer à élaborer une forme musicale générale. L’enjeu consistait à respecter l’individualité propre à chacun des compositeurs, tout en exigeant d’eux des collaborations et un travail interactif.

Il fallait préalablement «habiter» concrètement le site de l’Oratoire, c’est-à-dire répartir physiquement les ensembles instrumentaux pour permettre des contrastes de couleur, des reliefs, mais également obtenir la fusion des sonorités. La distribution des ensembles sur le site allait être déterminante dans la facture de l’œuvre, puisqu’elle nous permettait de traiter les déplacements sonores dans l’espace comme un élément générateur de forme. On imagine aisément de grands mouvements de «balancement» de l’avant à l’arrière (entre l’orgue de l’Oratoire, les Petits Chanteurs et I Musici, par exemple), de gauche à droite (entre l’Ensemble contemporain de Montréal et le Nouvel Ensemble Moderne), des oppositions de masse, des déplacements giratoires, des mouvements du centre à la périphérie (musique lancée par l’OSM au centre, puis reprise par les autres ensembles), et de la périphérie au centre. De la véritable musique dans l’espace!

Il fallait enfin proposer un mode d’intervention pour les compositeurs et les interprètes. Bref, inventer et élaborer des «règles de jeu» qui aillent bien au-delà de la simple juxtaposition des forces en présence, et puis tenter de s’y tenir… Chaque compositeur a donc été associé à un ensemble spécifique pour lequel il réalise concrètement la partition musicale. Cette chose étant admise et obtenue, il ne restait alors qu’à régir les modes d’interventions, en allant du plus simple au plus complexe.

Deux modes ont ainsi été mis en évidence: la participation en SOLO et celle en GROUPE.

En SOLO, nous avons défini deux modes:

D’une part le «solo autonome», où chaque compositeur réalise seul une portion de la trame musicale. On peut ainsi obtenir une succession d’interventions aussi contrastées que possible en misant sur l’individualité du compositeur. D’autre part le «solo dépendant», où le compositeur doit tenir compte du fragment composé préalablement par un collègue. La musique du compositeur doit alors se greffer à celle précédant immédiatement son intervention. C’est l’occasion de mutations, d’hybrides, mais aussi d’un flot musical plus continu.

Quant à la participation en GROUPE (lorsque plusieurs ensembles jouent simultanément), nous avons suggéré qu’un «ensemble principal» soit associé à des «ensembles subordonnés». Chaque ensemble peut ainsi tour à tour devenir l’ensemble principal et se voir attribuer un certain nombre d’ensembles subordonnés. Le compositeur de cet ensemble principal agit alors comme meneur de jeu, proposant à ses collègues des fragments musicaux que ceux-ci «interprètent» et orchestrent à leur manière. Les types d’interactions se font alors riches et multiples: compléments, commentaires, ponctuations, colorations, jeux sur la densité des textures (en variant le nombre d’ensembles impliqués).

Vint alors la question du fil conducteur musical… Quel élément pouvait donc jouer le rôle unificateur de cette grande fresque de quatre-vingt-dix minutes? Après bien des échanges animés entre collègues compositeurs, nous sommes tombés d’accord sur l’utilisation de l’hymne grégorien VENI CREATOR SPIRITUS comme cantus firmus. Outre sa simplicité, cette mélodie a l’avantage d’être d’une grande pureté. Tout en assumant son origine religieuse, il nous a semblé que cet «esprit créateur» pouvait également être compris comme une incitation à l’invention pure, au plaisir de se laisser porter par le souffle de l’inspiration… Puisse cet esprit nous avoir visités par moments!

Nous avons ensuite organisé la grande forme de la Symphonie du Millénaire en sept mouvements contrastés, chacun d’eux étant défini par six «critères»: le type d’interaction entre les ensembles (tutti, soli, homophonies, hétérophonies), la façon d’utiliser le cantus firmus, la vitesse relative du déroulement (tempi et relations de tempi), le climat général (exubérant, jubilatoire, fluide, contemplatif, intense, obsessif, etc.), la dynamique générale (explosions, implosions, crescendi, decrescendi, renflements, etc.) et, finalement, le type de spatialisation (mouvements dans l’espace). Pour souligner encore plus directement l’aspect événementiel et participatif de la Symphonie du Millénaire, nous avons par ailleurs proposé que deux mille sonneurs de cloche viennent se joindre aux musiciens. Ce rituel dans l’espace consacrait ainsi l’aspect de célébration, de fête que nous voulions lui donner.

Utiliser la musique de quinze clochers et disposer un nombre aussi important que 15 ensembles sur un site aussi majestueux que celui de l’Oratoire Saint-Joseph, cela n’est pas sans évoquer un rituel religieux… C’est voulu. Nous voulions par là apporter notre contribution au riche patrimoine culturel québécois, et le faire au-delà de toute confession. En recourant aux appels unificateurs des clochers, aux rites de passage, aux rites purificateurs, à la symbolique magique du Paradis et de l’Enfer, aux états de contemplation et de jubilation, nous nous assurions par ailleurs des visions musicales fortes et plurielles chez les créateurs.

C’est ainsi que sont nés les sept mouvements:
I- Appels (4 min.)
II- Enfer (8 min.)
III- Purgatoire (45 min.)
IV- Contemplation / Aurores boréales (5 min.)
V- Paradis (15 min.)
VI- Ascension (8 min.)
VII- Apothéose & Épilogue (5 min.)

Si, dans la plupart des mouvements, les ensembles participent en étroite collaboration à la trame commune, il en va autrement dans le «Purgatoire», le mouvement le plus long. Les compositeurs y disposent de plages autonomes d’environ trois minutes où chacun propose «sa» vision du purgatoire.

Depuis septembre 1999, les dix-neuf compositeurs se sont réunis régulièrement. À chaque rencontre, nous avons eu le plaisir extraordinaire de voir grandir l’œuvre, de faire des commentaires, de proposer des améliorations, et tout cela dans une atmosphère incroyablement fébrile et dynamique. Au fil des semaines, nous avons ensemble noirci des monceaux de papier, appris à mieux connaître la vision de chacun des créateurs et à la respecter. Nous avons surtout fait l’expérience d’une forme de collaboration inédite où, les règles ne pouvant être définies à l’avance, nous avons dû chaque jour les reformuler.

Tout cet exercice de communication intense, et parfois échevelé, a été soutenu et stimulé par une équipe hors pair qui s’est ajoutée à celle de la SMCQ. J’aimerais souligner l’énergie sereine de Brigitte Laguë, coordonnatrice redoutable d’efficacité, ainsi que la patience et la persévérance exemplaires de Bernard Savoie, copiste chargé de l’impression des multiples versions de la partition musicale.

Un grand merci encore à tous les compositeurs, à tous les ensembles et à leur directeur artistique, à toute l’équipe de la SMCQ ainsi qu’à tous les collaborateurs qui ont œuvré aux divers niveaux de la logistique et de l’infrastructure.

Nous aimons croire que ce climat de travail extraordinaire a su trouver son expression sonore dans la Symphonie du Millénaire, et nous brûlons d’envie de vous y convier!

Oui Walter, les rêves les plus fous peuvent parfois devenir réalité!…

Denys Bouliane